Eric FOSSAT, Responsable du projet CONCORDIASTRO pour l'IPEV (Institut Polaire Français Paul Emile Victor) et de retour de mission à la station Concordia Dome C en janvier 2004, nous a fait parvenir ses impressions sur ce lieu à la limite du vivant. Photos prises par Karim Agabi, Eric Aristidi et Eric Fossat lors de leur dernière campagne d'été.
Cet incroyable désert, infiniment blanc et infiniment horizontal, à 3700 mètres d'altitude pourtant, et ça se sent au manque d'air, est envoûtant. Il a vraiment quelque chose de magique. La profondeur du ciel bleu, l'odeur du froid glacial qui pénètre le moindre interstice que l'on n'a pas bien calfeutré dans son habillement, les couleurs si subtiles, autour de l'apparente uniformité du blanc, et qui sont dues au cycle du soleil, puisque nous sommes loin, à 15 degrés, du pole. La quantité de soleil reçue sur 24 heures actuellement est un peu supérieure à celle de Nice en Juillet, même en tenant compte de l'angle. Et pourtant il y fait 70 à 80 degrés de moins. Il n'y a simplement pas d'effet de serre. Ce soleil présent en permanence, qui monte à 38 degrés à midi et se rapproche à 7 ou 8 degrés de l'horizon le soir, change la couleur du blanc et l'odeur du froid. Le cycle de 24 heures est vraiment présent, et la température chute d'une quinzaine de degrés à minuit. Il y a aussi les jours de moins beau temps, les jours de blizzard qui semblent encore plus froids bien qu'ils le soient moins, et même les jours de neige, ces infimes flocons micrométriques qui tombent du ciel bleu avec une telle légèreté qu'ils ne peuvent qu'arriver à l'horizontale, même avec un vent très faible, et qui oublient d'ailleurs de s'arrêter, au point qu'ils mettent plusieurs jours à constituer une épaisseur de poudre de quelques millimètres. Il y a encore le bruit de la marche sur cet infini glacier. Les semelles crissent sur la neige glacée, elles ne s'enfoncent guère plus de 1 ou 2 centimètres, mais tout le glacier résonne en dessous, et chaque pas engendre une résonance un peu différente, plus profonde ou plus locale, plus aiguë ou au contraire un peu plus grave. Il est difficile de parler en marchant, on écoute cette magie, c'est tout.
Grosse différence avec le Pôle sud, où 24 heures sur 24, c'était uniformément la même chose, même éclairage, même température, le cycle de 24 heures y disparaît totalement. Ici, pas du tout, ce cycle est bien présent, même s'il ne fait jamais nuit et si le soleil ne se couche même pas. Et comme on est près de 500 mètres plus haut, il y fait aussi très sensiblement plus froid. Disons qu'à midi, il y a des températures qui rappellent celles du pôle, ça arrive à approcher les -20 vers la mi-décembre, mais ça ne dure pas, et dans la soirée, même à la période la plus chaude, ça descend au moins à -35, et évidemment c'est à ce moment-là que l'on a eu des températures bien en dessous de -50 pendant les deux premières semaines. C'est vraiment très dur. On arrive à se faire des frayeurs quand on ne sait plus dire si l'étouffement qui nous gêne pour marcher, même lentement, est dû à la combinaison de l'air froid et de l'altitude, ou est dû au fait que les poumons commencent à geler, impression vraiment désagréable. On sent bien l'intérieur des sinus qui gèle, mais plus en profondeur, il est vrai que ça fait peur. Il y a aussi les jours de vent, qui fait une énorme différence. Il a deux fois dépassé 25 noeuds, et si cela semble être une gentille petite brise pour un véliplanchiste, ici, ça interdit pratiquement toute activité dehors. Le moindre bout de narine qui sort gèle instantanément, et il faut bien respirer, pourtant. Il y a heureusement aussi les jours sans vent, où il est alors tout à fait possible de rester un moment dehors en T-shirt, en plein soleil, comme on le ferait sur la terrasse d'un café en haut des pistes de ski. Mmmm, moins longtemps quand même!
C'est là que nous habitons. Ce campement s'est construit, au cours des années, autour de la station de forage du programme Epica des glaciologues. La visite de cette installation vaut le détour, comme on dit dans les guides touristiques. Chaque passage (qui dure moins de trois heures quand tout est bien rodé) sort un bâton de glace d'environ 10 centimètres de diamètre et 8 mètres de long. Le dernier, sorti l'an dernier, venait de 3200 mètres de profondeur. Un énorme treuil contient 4 kilomètres de câble qui permet d'aller jusqu'au fond. Le sol rocheux est encore une petite centaine de mètres plus bas. Autour de la station de forage, il y a leurs laboratoires, où une équipe travaille, à l'intérieur 8 à 10 heures par jour et par -30 à -50C, à mesurer ce qui peut l'être sur place, et à découper, cataloguer, emballer chaque glaçon pour les mesures qui seront faites ultérieurement en Europe. Chapeau! Dans l'histoire de ce forage, pas un glaçon n'a été fondu en route. On nous a montré l'extrémité de la carotte la plus profonde, qui accuse un âge de 800000 ans. Un glaçon vénérable. Mais une importante partie du matériel technique a été volée l'an dernier, le container (un gros bazar, dimension baraque de chantier) fermé et soigneusement étiqueté étant mystérieusement arrivé vide en Europe. Du coup, les derniers 100 mètres seront infaisables sans une nouvelle dotation budgétaire importante! C'est donc autour de ce programme de longue haleine que s'est, année après année, organisé le camp d'été. Un campement hétéroclite de containers raccordées entre eux pour en faire des pseudo bâtiments en dur, et de tentes tunnels qui servent surtout de dortoirs, mais pas uniquement. Il y en a aussi de plus grandes, ateliers de mécanique, de menuiserie, garage pour les véhicules à chenilles et les skidoos, infirmerie, douche, restaurant, salles de détente, salles d'informatique, etc. Chaque endroit n'est en général pas relié aux autres, il faut passer par dehors et sauf au gros de l'été où l'on peut courir 100 mètres sans équipement particulier, il faut généralement s'habiller lourdement pour aller d'un point à l'autre. Les toilettes, ce sont des petites cabanes en bois genre toilettes ouzbeks au fond du jardin. Dehors. Chauffées, mais dehors. Pas une dans un bâtiment. C'est sportif, on peut le dire.
A 500 mètres à l'écart du campement d'été, les twin towers deviendront le logement de luxe des futurs hivernants. Normalement dans un an, bien que certains des ingénieurs qui y travaillent n'en croient pas un mot, en s'appuyant par exemple sur toutes les contraintes qu'on leur rajoute année après année à propos des normes de sécurité. Ces deux tours sont actuellement un vaste chantier où s'affaire toute une équipe d'ingénieurs et de techniciens, qui préparent la centrale électrique, qui montent des cloisons, qui dallent des sols, qui isolent de ci de là des pièces dans lesquelles il fait encore -40 ou -45. En fait, le camp d'été et la station Concordia sont deux mondes presque disjoints, qui ne se rejoignent qu'aux repas, ce qui est néanmoins déjà beaucoup, évidemment. Un "bus" circule entre les deux aux heures standard, mais la plupart des déplacements se font quand même en skidoo, les plus courageux faisant les trajets à pied. Ca a l'air évident, pour tout marcheur un peu normal, qu'une distance de 500 mètres doit se faire à pied, mais par -50 et avec du vent, les évidences s'effritent parfois.
Au delà de la station Concordia commence le grand désert blanc. Toutes les opérations scientifiques se trouvent de ce côté et pas de l'autre, en raison du vent dominant, qui souffle de Concordia vers le camp d'été. Aucun des programmes scientifiques n'a envie de recevoir la pollution des deux sources de fumée que sont le camp et la station. Le container australien Aastino est le plus proche, à environ 150 mètres de Concordia. Un peu plus loin, notre plate-forme ConcordiAstro est remarquée car remarquable avec l'élégance particulière de sa forme de premier étage de tour Eiffel et sa construction en bois qui fait des jaloux. La deuxième plate-forme, identique à la première, sera montée dans quelques jours, et ensuite, en Janvier devrait être monté l'igloo en rondins de bois qui se situera entre les deux et deviendra notre laboratoire local permanent. En attendant, c'est un container aménagé intérieurement en contreplaqué qui accueille nos observateurs et tout leur équipement. Ce n'est pas tout. Encore quelques encablures plus loin, on trouve notre ancienne tente astrophysique, maintenant désaffectée, on trouve une cabane d'un sismologue, qui mesure, là, les effets des tremblements de terre de l'autre côté de la planète, et on trouve aussi un mât métallique de 30 mètres de haut, d'un programme franco-américain qui a plusieurs objectifs: des mesures de bas en haut de l'atmosphère, et des mesures de haut en bas de la réflectance de la neige, pour estimer le bilan radiatif et pour calibrer d'autres mesures similaires faites par satellite. Ce sont ces gens-là avec qui nous partageons les lancers de ballon, car ils ont comme nous besoin de tout connaître sur les conditions atmosphériques. Nous pourrons d'ailleurs envisager, ensuite dans un ou deux ans, d'utiliser également leur tour pour y mettre des capteurs microthermiques pour mesurer la turbulence sur les 30 premiers mètres. Du boulot pour notre ami Max!
Les raids, transports terrestres de tout le matériel lourd depuis Dumont d'Urville, sont une spécificité du Dôme C. 12 à 13 jours de traversée dans le sens de la montée, pour parcourir environ 1200 kilomètres dans des conditions parfois apocalyptiques quand le vent se déchaîne pendant les premiers jours. Il faut savoir éviter les crevasses, retrouver très précisément l'itinéraire d'un raid au suivant, même quand la visibilité ne permet pas de voir le bout du capot des Bulls. L'extraordinaire savoir-faire accumulé par cette équipe depuis plusieurs années est jalousé par ceux qui n'ont que des gros avions, car il a été calculé qu'en nombre de tonnes par saison en en coût par tonne de matériel transporté, ces caravanes sont sensiblement gagnantes comparées au gros transport aérien. Un projet de liaison terrestre Dôme C - Pole sud (1680 km) est actuellement à l'étude. Une dizaine de tracteurs, généralement d'ailleurs couplés par deux pour éviter de déraper, tirent chacun plusieurs wagons de containers lourdement chargés. Leur arrivée au camp, petit point à l'horizon qui grossit progressivement, est chaque fois un spectacle extraordinaire. Et la vie de ces hommes qui font ça depuis plusieurs années, et qui vivent pendant 4 mois sur la glace dans leurs bulldozers, avec en prime le voyage en brise-glace au début et à la fin de la saison, est vraiment encore de l'aventure avec un grand A majuscule. Ils ne passent que deux jours chez nous, pour tout décharger, et repartent dare-dare vers d'autres chargements. Le retour, à vide, est deux fois plus rapide, 5 à 6 jours. Mais à peine arrivée à la station côtière de Dumont d'Urville, la caravane recommence à préparer le chargement du prochain raid.
La population de ce village d'un autre monde est très limitée. Une trentaine de personnes en début de saison, ensuite ça augmente jusqu'à approcher, parfois même dépasser un peu la cinquantaine, et ça rediminue vite en fin de saison. La saison, c'est court. Moins de trois mois tout compris. Il
y a dans cette petite population des groupes bien distincts. L'équipe de gestion
du camp d'été, qui est surtout italienne, avec deux exceptions, le chef Jean-Louis
et l'électricien Alain. Les autres se nomment Luigi, Carlo, GianPiero, GianPiero
encore, Giacomo, Aldo, Donato, Fabio, etc etc, sans oubier Chiara, la petite fée
qui répond à la radio à presque toute heure. L'équipe de construction de Concordia est plus franchement mixte, et comporte des ingénieurs de structure métallique, des plombiers, des diésélistes, des électriciens, etc. Un peu plus de français que d'italiens. C'est dans ce groupe qu'on a retrouvé une ancienne du DEA niçois, Marianne Dufour, maintenant ingénieur électricien de l'IPEV. Les équipes scientifiques sont essentiellement à géométrie variable, car rares sont ceux qui, comme Eric (l'autre), y restent pour la totalité de la saison. On a commencé avec surtout les astronomes français et australiens, maintenant, c'est un double groupe américain de télédétection qui domine, avec en son sein Delphine Six du labo de glaciologie de Grenoble. Mais il y a aussi un ou deux sismologues italiens, un qui mesure les tremblements de terre de l'autre côté de la planète et l'autre qui fait de l'écographie du glacier pour localiser les lacs sous-glaciaires. Entre-temps, il en est passé un autre qui a fait des campagnes de survol du glacier pour mesurer son épaisseur par radar. Il a trouvé pas très loin d'ici une épaisseur de 4800 mètres, grâce à une profonde vallée glaciaire tout au fond. Record du monde actuel! Les glaciologues, habituellement très majoritaires, ne sont venus qu'en petit nombre et sont déjà repartis. Pas de campagne de forage cette année. Reste l'équipe des raids, très majoritairement française. Pas un italien dans ce groupe, mais un américain. Ceux-là vivent leur vie, ils ne viennent que partager deux repas avec le reste de la population pendant leur bref séjour ici, le temps de tout décharger, et repartent vivre leur vie de nomades du désert blanc. Des bourrins bourrus, des durs, des vrais! Tous ces groupes variés vivent leur vie chacun de son côté, mais se retrouvent au restaurant 5 étoiles de Jean-Louis, aidé de GianCarlo. Ces deux là bossent ensemble 5 jours par semaine, mais prennent un jour de repos hebdomadaire chacun. Les repas sont les grands moments, sont les occasions de se réchauffer pour ceux, nombreux, qui bossent en extérieur, également d'un peu de convivialité, et sont souvent suivis, le soir, d'une pause café et d'une pause film. En italien le plus souvent. Le dimanche est en partie quelque chose de sacré. Croissants et pains au chocolat le matin, repas plus luxueux midi et soir, vin en bouteille et non en carafe, et repos des équipes techniques. Les équipes scientifiques font moins la différence et s'il fait beau, le dimanche des astronomes et de bien d'autres est un jour comme les autres. Il y a un préposé au ménage général du bâtiment principal, Aldo alias Fantomas, mais chacun participe quand même plus ou moins. La vaisselle de la journée est assurée chaque jour par deux personnes différentes, ceux qui restent longtemps voyant leurs tours se répéter finalement assez souvent. Il y a aussi ceux, comme Karim, qui ne sont pas capables de s'arrêter même quand il fait un temps pourri, et qu'on retrouve au ménage, à la cuisine, à la vaisselle, à la lessive, et éventuellement même à l'électronique! Il y a encore une diététicienne, Rosalba, qui essaie de compter les calories et autres fariboles de ce genre. Ses relations avec Jean-Louis sont intéressantes à observer, entre politesse et piques ironiques...
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